Le Tadjikistan sous la menace de plus en plus pressante du réchauffement climatique
- Ludeny Phedjyna Eugene
- 22 juin 2024
- 6 min de lecture

Dirigé d’une main de fer depuis trente ans par le très autoritaire président Emomali Rahmon, le Tadjikistan enchaîne les catastrophes climatiques à un rythme accéléré. Réputé « château d’eau de l’Asie centrale », le pays fait aussi face à des problèmes d’irrigation et craint pour sa sécurité alimentaire.
37°C, un soleil qui tape fort et fait rechercher dès ce mois de juin l’ombre salvatrice des arbres. D’un côté, le repli vertigineux d’un flanc de montagne, et de l’autre, une rivière qui murmure au milieu des cailloux. Au milieu, pour cheminer, le ruban d’une poussière ocre qui s’infiltre partout.
Rien ne laisse deviner au premier abord qu’un drame s’est joué il y a trois semaines dans ce village à une heure de route au nord de la capitale, Douchanbé. Rien, sauf une odeur de moisi qui persiste dans l’air : malgré la chaleur étouffante, les tonnes de boue qui se sont déversées en quelques heures n’ont pas entièrement séché. Les bulldozers actifs tous les jours pour nettoyer les dégâts continuent à curer le lit de la rivière de cette masse gluante descendue des montagnes qui a tout emporté sur son passage : le terrain de jeu des enfants, des jardins, jusqu’à des moitiés des maisons au bord du cours d’eau.
« Ici, vous êtes dans mon salon, ici dans la chambre des enfants du voisin, ici encore dans leur cuisine » détaille un habitant.
« Ici », il ne reste en réalité plus rien, sauf cette route de poussière ocre qui a été bâtie sur les parties du village détruit le long de la rivière pour faire passer les bulldozers. Les nombreux débordements des cours d’eau dus à la fonte printanière des neiges et glaciers sont bien connus de tous dans ce pays enclavé et montagneux. Mais cette fois-ci, le lit de la rivière a par endroits – aux dires des habitants - atteint une centaine de mètres. Soit cinquante fois la largeur de son cours normal.
Surtout, ces phénomènes se multiplient et s’aggravent à grande vitesse. « Rien que cette année, il y a eu au total 10 coulées de boue, témoigne le même habitant. Avant, c’était entre 3 et 5 par an, et jamais aussi énormes. »
« Le pays le plus vulnérable d’Asie centrale » au changement climatique
Dans les couloirs de la conférence sur l’eau qui s’est tenue à Douchanbé du 10 au 12 juin, Omer Hamid Amirzoda, directeur de l'Institut des problèmes de l'eau, de l'hydroélectricité et de l'écologie de l'Académie nationale des sciences du Tadjikistan confirme : « Le Tadjikistan est extrêmement vulnérable au changement climatique, c’est même le pays plus vulnérable d’Asie centrale. À cela, il faut ajouter que 80 % de son territoire est déjà lui-même vulnérable aux risques de catastrophes naturelles. Le Comité tadjik de protection de la nature en a décompté plus de 500 l’année dernière, et toutes ont causé de très gros dégâts à l'économie et même des pertes humaines. »
Selon la Banque mondiale , « ces catastrophes naturelles constituent une menace sérieuse pour la stabilité économique du Tadjikistan ». Les dégâts causés entre 1992 et 2019 sont estimés à plus d'1,8 milliard de dollars (1,68 milliard d’euros).
La conscience de ce risque aigu a pourtant du mal à infuser, même parmi les populations les plus exposées. Dans son jardin aux cerisiers ployant sous des fruits mûrs et singulièrement sucrés, cet habitant du village si détruit au nord de la capitale insiste : « Nos arrière-grands-parents, nos grands-parents, nos parents ont toujours vécu ici. Toute notre vie est ici. Nous sommes installés près de l’eau, nous aimons cela, personne n’imagine devoir partir. »
Un village entier déplacé
Ailleurs, d’autres ont pourtant déjà dû s’y résoudre, cet habitant le sait. À 70 kilomètres au sud de Douchanbé, pratiquement un village entier a été déplacé en 2020 après une rupture de barrage, là aussi au mois de mai, sous le poids d’un cours d’eau gonflé par les pluies.
Pour rencontrer les déplacés climatiques relogés dans la plaine via un programme gouvernemental, il faut montrer longuement patte blanche auprès des autorités et être accompagné à chaque instant de deux membres de l’administration locale. Dans ce pays sous la férule du tout-puissant chef d’État Emomali Rahmon depuis la fin d’une sanglante guerre civile (1992-1997) déclenchée après l’indépendance, chaque pas est de toute façon sous haute surveillance. Cela de manière parfois particulièrement démonstrative.
« Dans notre région, il y a 19 zones dangereuses qui présentent un risque élevé de glissements de terrain et d'afflux de coulées de boue », explique derrière son bureau Halimzoda Bakhodur Makhmudulloevich, le chef du département du Bureau du Comité des situations d'urgence et de la Défense civile de la région de Khuroson, dans la région de Khatlon. « Dans ces zones, il y a actuellement 712 ménages sur une population totale de 4 598 personnes qui sont en cours de relogement. Les zones de relocalisation sont sélectionnées de manière que toutes les infrastructures nécessaires existent déjà à proximité, par exemple une école ou un poste de secours. »
De fait, l’infirmerie du nouveau village, autorisée à la visite, comporte plusieurs pièces propres et claires. Makhmaliev Chaloliddin, professeur de musique de 65 ans, a retrouvé du travail dans ces nouveaux lieux, et tous ses anciens voisins vivent eux aussi à proximité dans ce village modèle. : « oui, parfois, je rêve encore de là où nous vivions, les images me reviennent, dit-il. Mais elles s’effacent avec le temps ».
Makhmaliev Chaloliddin affirme que les autorités en ce funeste mois de mai 2020 avaient pu anticiper la rupture du barrage et que lui et toute sa famille ont réussi à fuir avant le déferlement des eaux en emportant leurs biens les plus précieux. Il fait aussi la visite de leur jardin : « Ici, sont des figues, des raisins et des cerises, il y a aussi un pommier et un poirier pour notre consommation personnelle. Et là-bas, on a planté des tomates, des haricots et du maïs. Et même des fleurs pour le plaisir des yeux ! »
Dans un pays où chacun connaît le prix élevé d’une parole qui ne serait pas mesurée au trébuchet - le Tadjikistan est classé 155ème sur 180 dans le baromètre de la liberté de la presse de RSF -, le propos n’a rien d’anodin. Bénéficier d’un jardin abondant a tout des allures d’un privilège. Malgré des progrès, le taux de malnutrition au Tadjikistan est en effet le plus élevé d'Asie centrale, selon le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies, avec 30 % des quelque 9 millions d'habitants souffrant de sous-alimentation.
« Chaque famille devrait avoir jusqu'à deux ans de réserves alimentaires », appelle le président
Pour les autorités le réchauffement climatique pourrait bien encore aggraver la situation. Dans un discours publié sur le site de la présidence fin janvier dernier, l’homme fort du pays déclarait : « En raison du changement climatique et du réchauffement, la situation socio-économique du monde se détériore, la population augmente, tout comme les besoins alimentaires »,en appelant à tout faire pour « protéger la sécurité alimentaire du pays ».
Emomali Rakhmon a, dans ce discours tenu en l’honneur d’une fête traditionnelle tadjike, demandé à sa population de faire des réserves de nourriture en raison du changement climatique avec ses mots : « Chaque famille devrait avoir jusqu'à deux ans de réserves alimentaires ».
La consigne, élevée au rang d’« objectif national », semble avoir à ce stade un écho limité. Les clients d’un supermarché de Douchanbé rencontrés par RFI ont parfois évoqué un manque de pouvoir d’achat pour la respecter. Avec moins de 200 euros, le salaire moyen mensuel dans le pays est en effet le plus bas des ex-Républiques soviétiques, et les citoyens font le plus souvent leurs courses au jour le jour.
Dans un sourire malicieux, une cliente, elle, a préféré user d’une pirouette pour expliquer son manque d’intérêt pour le sujet. Le tout sans pour autant fâcher une éventuelle oreille indiscrète : « Regardez autour de vous. Tout est bien achalandé, il y a des fruits et des légumes en abondance, c’est bien la preuve que nous avons tout ce qu’il faut et que notre président fait tout parfaitement. »
Dans son discours de fin janvier dernier, le dirigeant à la main de fer du Tadjikistan a également enjoint ses concitoyens à « reverdir le pays », « travailler dur », ainsi qu'à « utiliser l'eau et la terre de façon efficace ». Les trois quarts de la population vivent en effet en zone rurale, et l’agriculture joue un rôle prépondérant : elle pèse environ 23 % du PIB et emploie 60 % de la population tadjike, d’après les organisations internationales.
Le « château d’eau de l’Asie centrale » se vide de ressources hydriques
Or, avec le réchauffement climatique, les sols se dégradent et les ressources hydriques s'amoindrissent, aggravant un autre phénomène : la très faible valorisation des ressources en eau. C’est un paradoxe dans un pays au surnom évocateur de « château d’eau de l’Asie centrale », qui trouve son explication dans la faible qualité de l’irrigation.
« Sur le total que nous prélevons des rivières et des sources, nous n’arrivons à utiliser que 50 % », dit Yarash Pulatov chef du département de la gestion et de la conservation des ressources en eau à l'Institut des Problèmes de l'eau, de l'hydroélectricité et de l'écologie. « L’autre moitié se perd dans l’évaporation, la filtration. Donc pour l’agriculture en zone rurale, les cultures ne bénéficient que de la moitié de cette richesse. Et encore, c’est une moyenne. Il y a des endroits où la terre ne reçoit que 0,70 %, voire 0,3 % de l’eau pompée. Cela dépend de la pente et de la composition du sol, mais évidemment aussi de la méthode d’irrigation utilisée. »
Pour améliorer ses méthodes d’irrigation, le Tadjikistan attend davantage d’investissements internationaux. Selon le rapport 2023 d’Amnesty international, le pays dépend de l’aide financière internationale pour atteindre ses objectifs climatiques, et ses projets en faveur de l’adaptation au changement climatique sont majoritairement pilotés par des organisations internationales.







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